CET OBSCUR OBJET DU DESIR: By Thomas Devaux
Avec les Rayons, Thomas Devaux complète sa vision critique de l’univers consommatoire en se réappropriant pour la première fois les codes de la peinture abstraite, après avoir longtemps revisité ceux du portrait classique.
La série réunit ainsi des photographies d’étals de supermarché, floutées jusqu’à obtenir de larges lignes de couleurs aux contours indécis, articulées entre elles dans un dégradé de lumière. Très proche de certaines formes de l’expressionisme abstrait, la peinture de Rothko en première ligne, chaque composition se présente comme l’expression d’un résidu optique, agençant les restes d’une vision filtrée réduite à la seule perception des ondes lumineuses. Aussi minimal que le traitement qui est appliqué aux images, son titre renvoie ainsi conjointement à son sujet originel (les rayons de supermarché) comme à l’effet d’optique produit par le processus d’abstractisation (les faisceaux chromatiques). Présentée en regard de la série The Shoppers — des clients de supermarché saisis au moment du passage en caisse — et de l’installation Cet obscur objet du désir — un tapis de caisse minimaliste aux formes incisives et menaçantes — la série adopte les codes couleurs de la grande distribution (bleu, violet, rose, rouge, orange) pour mieux critiquer les stratégies marketing sous-jacentes. Les tensions entre des tonalités vives et des bandes noires accentuent en effet la force de séduction de cette palette standardisée pour mieux inviter à la méfiance, en établissant une distance critique entre les surfaces chromatiques sublimées et la trivialité de leurs modèles.
Contrastant avec les portraits en noir et blanc de The Shoppers, ces compositions non figuratives et colorées, avec un rendu flottant et fugitif, produisent un effet contemplatif à double tranchant : elles peuvent ironiquement reproduirent les conditions d’un processus hypnotique, similaire aux manipulations de l’attention des clients dans les supermarchés, comme elles peuvent au contraire inviter à une méditation patiente et improductive, offrant la possibilité de s’extraire des temps de la consommation.
Ces lignes d’horizon évanescentes orientent enfin une lecture plus spirituelle de la série, renouant avec les discours des Kandinsky, Rothko ou Newman pour qui la peinture abstraite est l’occasion d’un accès métaphysique. Thomas Devaux poursuit ici son travail de déconstruction de l’iconographie religieuse (Pietà, Madone, reliques) entrepris dans ses précédentes séries pour questionner les nouvelles transcendances du monde contemporain. L’industrie est alors pensée comme une puissance extérieure régulatrice, qui organise la consommation de masse à travers tout un ensemble de symboles mercantiles. En empruntant le vocabulaire formel de la représentation du divin pour traiter le mobilier industriel des supermarchés, Thomas Devaux met en exergue la force de subversion de l’industrie qui fétichise les marchandises comme on sacralise des icônes.
Florian Gaité, Critique d’art et chercheur à l’institut ACTE (Sorbonne-CNRS)